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DOCUMENTS     About: Brussels Swings ! a road movie of sounds

About: Brussels Swings ! a road movie of sounds

2017 - 60' de Marie-Jo Lafontaine

MARIE-JO LAFONTAINE. VOYAGE DANS LA JUNGLE URBAINE
par Véronique Bergen.


“Nous nous cachons dans la musique afin de nous dévoiler”, Jim Morrison.

Le cinéma ne commence que lorsqu’il recrée ce qui est, lorsque la caméra se dépasse vers le rêve. C’est cette magie d’une ville captée sous les flux de ses musiques, de ses paysages, de ses habitants que Marie-Jo Lafontaine délivre dans son road movie of sounds, Bruxelles Swings !. Sous son regard, nous assistons au lever d’une ville presque mythique, avec ses acteurs anonymes, ses secrets, ses dérobades. Nous sommes conviés à une errance, à un voyage tant mental que physique. Sous la plume de Joyce, les déambulations des protagonistes dans Ulysse composent une odyssée dans une ville de Dublin devenue un dédale hellénique. Si Joyce nous a offert une odyssée, un Dublin homérique, Marie-Jo Lafontaine tisse un voyage ouvert, chargé de l’énergie d’une ville en marche. Nous vivions dans le Dublin de James Joyce. Nous avons désormais le Bruxelles de Marie-Jo Lafontaine.

Avec Bruxelles swings !, l’artiste prolonge et renouvelle son questionnement sur la nature du visible, sur le pouvoir des images et sur les transformations du monde actuel. Pour recueillir la respiration, accueillir les multiples facettes d’une ville filmée peu après les attentats du 22 mars 2016, Marie-Jo Lafontaine se tient sur la ligne éthique de l’extrême liberté, laquelle offre la signature de l’ensemble de son œuvre. Filmer une ville, c’est construire une création qui délivre une méditation, à la fois conceptuelle et sensorielle, sur l’état du monde. Rien de plus libre que de recourir à une caméra dotée des mouvements d’un œil animal : la caméra rase, rampe, glisse, court, s’élève, vole, descend dans les entrailles de la terre et fait naître les visages insoupçonnés d’une capitale meurtrie par les événements tragiques. Comment approcher une ville qui se terre, qui soigne ses plaies, son traumatisme collectif, dont la peau est ravagée par de sempiternels chantiers, des travaux qui l’éventrent ?

L’artiste bâtit une nouvelle ville avec des sons. Une ville façonnée par des musiques venues des quatre coins du monde, par des images tirées de l’inconscient collectif. Sans compromissions, en déconstruisant les évidences, elle travaille la question du corps dans l’espace, les émotions qui se tissent entre l’humain et l’architecture, l’humain et la musique. Elle prend la ville de vitesse en filmant tout ce qui flue, les lieux de transit au fil d’une esthétique tendue, nerveuse, tout en éclats. Par sa rythmique qui ne cesse de varier, de déstabiliser nos attentes, elle bouscule nos sens, dérange l’habitus du regard, de l’ouïe, de la pensée, décolonise nos réflexes. Le spectateur est délogé de son confort. Sous le faisceau de ses musiques, Bruxelles devient un labyrinthe dont Marie-Jo Lafontaine sonde les détours, les tragédies, les violences, les désirs avec un sens puissant de la dramaturgie.

Tour à tour, nous rencontrons une ville-vitesse, une ville-cœur qui bat, une ville animale, minérale, une ville Circé, une ville-Protée qui change d’états, d’humeurs, de couleurs, de formes. Au détour d’un changement de plan, se dresse une ville-vent, une ville-femme, une ville-tunnels.

Personnage métamorphique, Bruxelles est saisie à l’intersection des corps en mouvement, des musiques qui la rythment, des battements de la vie. Sous la forme d’une initiation, d’un cheminement intérieur, les pérégrinations dans les mille et un états de la capitale montrent une cité en devenir, ouverte sur l’avenir. Des échos se trament entre « Rome, ville ouverte » de Rossellini et « Bruxelles, ville ouverte », même si nous déplaçons l’acception de « ville ouverte ». L’ouverture dont il s’agit ici ne désigne plus une reddition sans combat afin que l’ennemi épargne la cité, mais une aptitude au changement, un pari pour l’hospitalité.

Marie-Jo Lafontaine fait plus que filmer, qu’enregistrer des traces, qu’agencer des fragments de vie collective, d’expériences intimes, de lieux, d’atmosphères. Elle fait sortir de terre les visages inédits d’une ville dont elle questionne les identités, les mutations, la géographie mentale. Formidablement généreuse, ouverte, elle va à la rencontre de musiciens qui lui donnent tout, à la rencontre d’expériences humaines. Elle invente une nouvelle forme de biographie, la biographie d’une ville, une biographie fictionnalisée, intime, à la croisée du récit et d’une topologie des affects.

Bruxelles est filmée comme une femme, comme un homme, de son lever à son coucher, de l’aube au crépuscule.

Un panorama de la ville à l’aurore, une ville prise dans un ciel rosé, dans un calme qui contraste avec les tumultes des ambiances nocturnes, se prolonge dans la cérémonie méditative du violoncelle.

Marie-Jo Lafontaine, d’une insatiable curiosité, elle est l’artiste qui tend l’oreille, qui aiguise la vue, affûte ses perceptions afin d’entrer en contact avec le dehors. Bruxelles est une ville dont elle a écouté les murmures, les bruits, le souffle, le pouls, dont elle a cherché la palette des teintes, la physionomie cachée. Par-delà le cinématographique, ce film est le film d’une peintre, d’une vidéaste, d’une mélomane qui laisse son sujet s’exprimer, se révéler (au sens photographique du terme). L’attention accordée aux nuances des couleurs, aux dégradés de la lumière, aux chatoiements des étoffes, aux textures, aux tropismes entre les gens est celle d’une plasticienne.

Il est diverses manières de se laisser emporter par Bruxelles swings !, film qui accorde une totale liberté de réception au spectateur. On peut savourer une promenade dans la mémoire, dans les pulsations d’une ville révélée par la musique ; percutés par l’effet physique que le film procure, on peut se livrer à un possible jeu de pistes, à un écheveau d’interprétations ou à une remise en question des évidences. Toute création digne de ce nom offrant à la fois une lecture exotérique et une lecture ésotérique, l’on pourra l’approcher selon le niveau que l’on désire privilégier.

Roller parade, Gay Pride, vingt kilomètres de Bruxelles… Les atmosphères festives, les rassemblements de foule, les événements militants, sportifs sont captés dans leur spontanéité absolue, spontanéité qui fait écho à celles des groupes de musiciens pris sur le vif. Aux côtés des fêtes de la vie nocturne, des raves, des festivals, Marie-Jo Lafontaine évoque les atmosphères intimes, les rituels méditatifs, les visages du recueillement (la prière du violoncelle, ses plaintes, ses élégies avant son emportement, les chuchotements de l’accordéon écoutant la mort du son, le chœur des enfants, le huis clos de la cantatrice et du pianiste…). Sueurs des danseurs, des coureurs, attractions magnétiques entre les corps, démesure d’une architecture de verre, de métal, énergie cocktail Molotov de la jeunesse… la caméra filme au plus près les corps, le paysage urbain, leur permettant d’exprimer ce que la vie quotidienne bâillonne, nivelle, écarte.


Nous sommes dans l’après 22 mars 2016, Marie-Jo Lafontaine et son équipe avancent dans une ville vidée de ses habitants, au milieu de grues, de chantiers à ciel ouvert.
Nous sommes dans la roue du temps, dans le ventre d’une ville qui reprend son souffle, qui revient à la vie, nous sommes dans le ventre d’une baleine davantage multicolore que blanche.
La ville est vue, perçue comme une entité vivante, animale, habitée par une âme multiple. Les jeux sur la vitesse et le rallentando, sur le crescendo et le silence côtoient un perspectivisme audacieux et exploratoire : Bruxelles est captée sous mille et un angles, sous toutes ses facettes, Bruxelles s’offre en surface, à bord de tram, mais aussi dans ses entrailles, dans les sous-sols du métro, à partir de la ligne des eaux, des eaux grises du canal, à partir du ciel en de magnifiques vues aériennes. Saisie dans ses formes concrètes, sans apprêt, sans vernis, Bruxelles nous délivre aussi les forces qui la pulsent. Des forces-énergies qui montent de la rumba congolaise, du jazz, du blues, du rock, du folk rock, de l’électricité rageuse du punk rock celtique, de la chorale des jeunes garçons, du lied de Richard Strauss, des rappeurs, d’une beatmaker session, du rock industriel mâtiné de noise, d’ambient, de l’ouragan martial des joueurs de taiko (tambour japonais), d’une création au violoncelle, d’une composition à l’accordéon, d’installations sonores vibrantes de capteurs, de la chanson française…

La musique est davantage qu’un art, elle est une forme de vie, une inscription des corps dans l’espace urbain, une politique de l’existence. La caméra de Marie-Jo Lafontaine se glisse dans les corps dansants, capture tant les puissances ensorcelantes des moments de liesse collective que l’évasion solitaire, tant la transe qui soude des corps de tous les âges, de tous les milieux, de toutes les nationalités que le recueillement dans un retrait intérieur. Sa façon de mettre en scène la musique, ses acteurs, ses spectateurs tient dans son choix de saisir ce qui, dans une ville, va de l’avant, ses dynamismes, ses intensités, son multiculturalisme foisonnant. « Sans musique la vie serait une erreur » écrivait Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles. Car la musique fait plus qu’adoucir les mœurs : elle les libère, les allège, fait tomber les préjugés, les enfermements.

Le voyage dans des musiques, dans des univers sonores où se mélangent les influences, réverbère le voyage dans l’espace, dans un tissu urbain où dominent un mélange de styles, une hybridation de l’architecture, une destruction aussi du patrimoine.

La musique tient parfois de l’exorcisme, d’une libération d’électricité, d’adrénaline jointe à un retour aux sources. Le groupe punk celtique balance un grand « non » à la face du monde, une rafale tribale, une décharge de triskells où tournoient kilts et cornemuses, inspirations écossaises et rage punk folk. Échevelés, sauvages, en rangs serrés, les riffs de guitare sautent à la gorge du public. Le rock se fait guérilla, druidisme pogo. Le joueur de cornemuse brandit son instrument hydre de Lerne, lance sa mélodie scottish au milieu d’une artillerie guerrière. Le chant rauque, guttural aux vocalises grunt décoiffe l’épiderme ; son registre grave, rugueux tranche avec les aigus de la cornemuse.

Le film n’illustre rien, le film construit sa traversée d’une ville réelle, imaginée, onirique. Brussels by day, Brussels by night… son existence diurne n’a rien à voir avec son existence nocturne. Plus exactement, lorsque Bruxelles passe de ses vies diurnes à ses n vies nocturnes, elle change d’état, d’état physique, d’état civil, d’identité, entre dans le cône de ses avatars.
Belle de jour… Belle de nuit… Quand tombe le soir, Bruxelles se métamorphose, d’autres tribus se lèvent et impriment leur monde aux rues, aux cafés, aux édifices de la ville. Marie-Jo Lafontaine est un djinn qui libère la capitale de ses faux-semblants, de ses inhibitions, de ses apparences. La caméra crève la surface policée et plonge dans les nappes d’inconscient d’une ville qu’elle arpente en spéléologue. Privilégiant le questionnement sur la réponse, grattant sous l’épiderme, sous les images fossilisées, sous les discours officiels, elle dresse le portrait mouvant d’une ville en devenir.

Nous circulons dans le cercle des heures, dans le cadran de la durée, passant des tremblés de la lumière diurne aux néons, aux feux des corps des noctambules. Le film est propice au réveil des réminiscences. La phrase de Proust remonte à la surface de la mémoire, « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes » (Du côté de chez Swann).

Forêt de jambes, symphonie de pas d’une foule pressée qui arpente les rues, mollets des coureurs, marathoniens en quête du Graal, joie solaire des musiciens, chaleurs des liens humains, des rencontres, couleurs et rythmes de l’Afrique qui décoiffent la capitale, péniche qui file le long du canal ; eau, macadam, bitume, passants, trains, rails, aiguillages, panneaux de signalisation, travaux publics à perpète, écriture murale des graffitis, volet qui se lève, jets de fontaine ; visages-fresques, visages zébrés de rires, corps tendus vers le présent, goûtant l’instant, carpe diem à chaque seconde ; sensualité du bois du violoncelle, de la chorégraphie de l’archet, des soufflets de l’accordéon, poésie de l’instant qui passe et ne reviendra jamais ; filmer le maintenant mais aussi la trace, l’après, le ballet des pétales roses qui s’envolent au terme de la Gay Pride…
Quand l’artiste filme les regards illuminés du chœur des enfants, les visages concentrés des jeunes garçons chantant en canon, on retrouve sa magie du portrait photographique (pensons à la série « Le Jardin d’enfants »).

La ville s’avance comme un organisme vivant, évolutif, s’ouvre, florale, aux invitations de Marie-Jo Lafontaine. Le film réalise concrètement la phrase de Victor Hugo, “Une ville finit par être une personne.”
Créant de nouvelles perceptions de la ville, les musiques infusent les corps, les fait bouger. Raccords entre percussions, déferlement des tambours et rythmique de la grande roue ; correspondances entre voix de soprano, voix de fausset et légèreté des lumières ; échos, résonances entre grondements des basses, des sons telluriques et vrombissements des lieux qui défilent… la forme des sons dessine, sculpte la forme des architectures et des plans de composition. Les frontières entre la musique et le bruit s’érodent. Marie-Jo Lafontaine laisse monter les musiques de la ville, son environnement sonore, les bruits des voitures, des transports, des passants, ses silences, si bien que tout est musique. À l’exception du vide, les ondes acoustiques se propagent partout, dans l’air, dans l’eau, dans les cœurs, dans les têtes. Alors qu’elle est le plus dématérialisé de tous les arts, les sortilèges de la musique proviennent de ses effets physiques, sensoriels.

Musiques tribalo-futuristes, de métal, de velours, de sang, d’eau, de feu, de terre, célestes, chants d’espoir, de révolte, solaires, devenir rock des bâtiments, devenir jazzy des esprits, chanteurs nous offrant une tour de Babel de langues… Comme les espèces végétales, les musiques fusionnent, s’hybrident. Cold wave, rock industriel, noise rock, folk rock, house music, acid jazz… Chaque genre a ses dérivés, cherche à se greffer d’autres influences, à étendre, diversifier le spectre des timbres, dépasser les codes, voire les lois de la physique. Le film déroule son art des bifurcations de plan, des transitions. En art, l’intéressant est le fruit de l’inattendu, de la surprise, de cette conflagration d’idées, de sensations en laquelle Marie-Jo Lafontaine excelle. L’on évolue d’une ambiance tamisée, apaisée à une explosion d’énergie, de la méditation au chaos de la transe, de la caresse à l’uppercut, des cornemuses au saxophone.

Sous l’œil-caméra de Marie-Jo Lafontaine, le vers de Baudelaire — « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel » — connaît une inflexion de taille, comme si la vitesse de modification de la ville épousait celle des changements d’esprit de ses habitants.

La traversée urbaine est au diapason du sonore. De même que rien ne retient, n’enferme un son, rien ne retient une voyageuse du regard comme Marie-Jo Lafontaine. Toutes les œillères, tous les clichés tombent, les exclusions, les rapports de force passent à la trappe. Demeure l’humanité, l’animalité des pierres, des carrefours, des arbres, demeure les puissances de vie anonyme des gens.

Parfois, la ville joue à cache-cache, se dérobe, se dissimulant sous des voiles, des trompe-l’œil, ne livrant que lentement, voire à contre-cœur, ses signes secrets, ses outre-paysages, ses non-dits, ses nappes souterraines. Patiente, œil embusqué, Marie-Jo Lafontaine attend le lever des signes, crée un dispositif dans lequel Bruxelles se révèle. Elle filme la ville qui s’éveille, la ville qui plonge dans le sommeil, elle la convoque dans toutes ses positions, debout, assise, allongée, elle capte une ville dont le corps est tatoué de tags, convulsé de trous, d’excavations, soumis à des chantiers sempiternels.
Après avoir vu Bruxelles résonne, notre perception de la capitale ne sera plus jamais la même. L’artiste a fait sortir de son imaginaire une ville-Janus, une moitié du visage dédiée aux feux du jour, l’autre moitié encerclée par la nuit, une ville-Rémus-Romulus dont chaque créateur est le loup, la louve. Des plans exhibent la nature bigarrée, parfois heurtée, d’un tissu urbain entre chaos et structure, entre béton et espaces verts. Dans l’alambic de Marie-Jo Lafontaine, Bruxelles devient le miroir de nos désirs, de nos possibles, s’étire comme un chat avant de bondir dans une lumière fauve. Grâce à la magie d’une narration soumise à une riche palette de tempo, l’on sent couler la Senne sous les pierres, sous les rails, sous les cœurs, dans les têtes, on découvre une ville breakdance, une ville hip-hop, techno, rap, lyrique, rumba, chorale, world music, qui swing et se conjugue à toutes les cultures, à tous les temps, une ville « à la vie, à la mort » comme le chante l’un des artistes filmés dans la Maison d’Érasme, où le vent du cosmopolitisme, le multiculturalisme s’invitent à la table du présent.

L’extrême beauté des passages, des séquences en noir et blanc ne consonne avec aucun passéisme, aucune nostalgie. Même si l’on peut les associer à un jeu sur le temps, ils n’évoquent pas pour autant des flash-back, des sauts dans le passé. Ils indiquent des variations urbaines météorologiques, des changements de tempo, des enclaves dans le flux de Chronos. Nul esthétisme chez Marie-Jo Lafontaine mais une esthétique du coup de poing alliée à la douceur, à la volupté, à la sensualité. Nulle démarche formelle mais une implication viscérale dans les matières, les thèmes, les problèmes qu’elle explore. Comme si l’époque, en ses points de crise, ses lignes de faille, ses mutations inquiétantes, ses dérives, la sommait de rendre compte des drames, des métamorphoses, de ne jamais poser le pinceau, l’appareil photo, la caméra, d’aller toujours de l’avant. En éveil permanent, jamais en repos, sentinelle d’un monde en ébullition, artiste de la vie sous toutes ses formes, Marie-Jo Lafontaine riposte aux séismes du dehors et du dedans par des créations d’une absolue singularité qui traversent tous les genres, qui bousculent toutes les disciplines. Harponnée, réquisitionnée par les tumultes du présent, chacune des pièces de son œuvre polymorphe, complexe, en renouvellement perpétuel, bruit d’un sentiment d’urgence et nous harponne en retour. D’une création à l’autre, Marie-Jo Lafontaine nous entraîne ailleurs. Par la fascination qu’il exerce, Bruxelles résonne témoigne de ce renouvellement de la forme à chaque fois chevillée, affine à son sujet. À travers le septième art, la force d’un œil qui décape, qui découpe, la cinéaste met au travail, à l’épreuve les potentialités des autres disciplines, en quête de lignes de fuite qui décloisonnent les médiums en les mettant en relation.

Il est des faiseurs de beau temps, d’orages, des faiseurs de sons et d’images, des faiseurs de monde. L’art tient des semailles et de la récolte, de l’accueil de la vie et de sa transfiguration en sensations. Un système de renvois s’instaure, un réseau de reflets est mis en place au fil d’une esthétique de la suggestion, de la vision indirecte : reflets des facettes de la ville sur les vitres des trams, mise en abîme du film dans le film, le beatmaker réalisant ce que le filme performe, un agencement de sons (et d’images), un mixage des couches sonores. S’essayant à des appariements improbables, à des greffes de plages sonores, le beatmaker, néo-apprenti sorcier, n’ignore rien des lois d’attraction et de répulsion qui gouvernent les sons, les rythmes. Si certaines masses acoustiques se prêtent au mélange, au découpage, au montage, aux accouplements, aux boutures, d’autres ne peuvent se conjuguer. Question d’incompatibilité sentimentale, d’inimitié.
L’artiste tient du puisatier qui ramène de ses explorations, de sa descente dans les registres de l’existence humaine, animale, végétale, minérale des parfums, des vibrations, des émotions qu’il traduit en inventions graphiques, plastiques, visuelles, auditives.

Les capteurs de la violoncelliste-chanteuse métaphorisent les capteurs sensoriels de Marie-Jo Lafontaine. Actionnée comme une marionnette par un compositeur qui se tient dans l’ombre, la violoncelliste épand ses sortilèges. Son archet, ses mains volent, construisant spatialement des sons venus du Big Bang, du fond cosmique de l’univers. Partant dans le céleste, dans l’évanescent, sa voix hypnotique, dématérialisée, diffractée interagit avec les images vidéo, images de danse, de forêt, de la nature qu’interrompt la fixité du regard d’un hibou. Pénétrant les fibres de verre de la durée, transformant le temps en espace, la musique acousmatique chorégraphie les ondes sonores, brouille les frontières entre les sens.

Danse des tambours japonais, danse des esprits sous le roulement des baguettes qui frappent les peaux tendues… Les taikos se dressent comme des soleils que cingle une pluie de météores. Déportés par le dédoublement des images, nous sommes happés dans le maelstrom des percussions. La chevauchée nippone prend des allures d’apothéose martiale, d’une chasse dont nous sommes les proies. Face au mur des sons, aucune issue, aucune dérobade. Nous nous offrons en sacrifice.

Marie-Jo Lafontaine montre combien passer d’un quartier de Bruxelles à un autre, c’est changer de monde. Au détour d’une séquence, d’un plan, on bascule d’un art musical emprunt de martialité et de spiritualité à la mélancolie de l’accordéon. Dans un décor nocturne, l’accordéoniste ne fait qu’un avec son instrument, le change en instrument percussif, écoute les sons mourir avant de renaître sous ses doigts. Les teintes crépusculaires s’ébrouent dans des tonalités mineures dans une ambiance de film noir métaphysique. Amours défuntes loin du bal musette, vie qui se cherche un sens… Le boîtier droit se tait, laisse place au boîtier gauche. Les soufflets s’immobilisent, la mélodie aux accents qui font penser à Erik Satie s’éteint dans la nuit. Les lumières des réverbères qui embrasent les rues de la ville délivrent un jaune Turner, un jaune Van Gogh, un jaune jazzy.

Musique électro-végétale au milieu de plantes carnivores, à l’intérieur de serres, actée par des musiciens aux allures de pénitents, drapés dans des toges noires à capuchon. Spectrale, hypnotique au départ, la mélodie s’emporte dans une déflagration sonore, dans un emballement rythmique, une rage électrique qui culmine dans une transe instrumentale d’énergie pure, aux lisières du chaos. En un déluge cosmique, les plans sonores s’abattent comme des arbres foudroyés. La batterie déracine le monde qui vole en éclats. Après l’apothéose, après les distorsions sonores dans un espace dominé par le végétal, l’élément aquatique surgit, un paysage d’écume dans le sillage de la péniche qui sillonne le canal.

Bruxelles de dos vibre au son du rock industriel. Bruxelles de profil étire son canal. Bruxelles de face bascule dans la tragédie d’un lied de Strauss où les noces de la voix et du piano traversent tristesse et désespoir jusqu’à la dernière image poignante, la chanteuse drapée dans sa robe rouge se retirant, quittant la pièce au plafond de laquelle un lustre se balance. Le destin de la musique ? S’abîmer dans le silence, retourner au son blanc avant de s’élancer à nouveau.

Le film acquiert les propriétés du son, libérer des paysages de hauteur, de timbre, de durée, d’intensité, produire des harmoniques. C’est en effet au lever des harmoniques de Bruxelles, de Brux-ailes que nous assistons. Chaque musique jouée ou entendue, chaque création artistique, chaque événement collectif, chaque rassemblement témoignent d’une façon d’habiter la ville, de la peupler, de la faire vivre, de la modifier. Bruxelles résonne nous montre qu’une ville n’est rien sans ses interactions avec les citoyens, sans les interventions de ses agents, de ses acteurs humains mais aussi non humains.

Axes routiers, rails de trains, carrefours, mobilier urbain, signature d’une extrême modernité… à filmer la route, le canal, les tunnels avalés par une lumière bleutée lorsque vient la nuit, Marie-Jo Lafontaine laisse entendre que le voyage, le périple importent autant que la destination, que le moyen est le but.

Le road movie, la balade post-homérique des Ulysse modernes se clôture par l’énergie de la jeunesse, la fraternité de rappeurs mordant la vie à pleines dents. Uppercuts d’espoir et rage de la non résignation. Insoumission à tout ce qui enferme et varappe sur la montagne escarpée du présent. Avec les rappeurs qui ferment la danse, la musique est un sport de combat, un crochet droit, un chant d’amour et de rage, un lien sauvage, une bouée de sauvetage. La musique change le monde, transforme la vie, la musique guérit, sauve de l’ennui, dénonce les inégalités, les injustices, les hideurs, elle enivre, décroche du présent, engage un autre futur, mixe esthétique et politique, fait reculer la mort, les terreurs, elle brise la monotonie d’un quotidien gris, les compromissions avec l’inacceptable, elle dit « non » à Big Brother, aux fleurs du désespoir, à l’oppression, à l’intolérable. Les rappeurs nous balancent au visage une de ses vérités : elle glisse un diamant de soleil dans le ventre de la misère existentielle, elle fait un croc-en-jambe au « no future ».

Avant que ne s’ouvre le générique, le film s’emporte dans une ultime pérégrination nocturne, ivresse du ballet des voitures sur des grands axes qui mènent vers l’ailleurs, échappée vers l’inconnu, sous une musique jazzy sensuelle qui glisse sur la peau. End of the journey, end of the night, velouté de la voix et velouté des lumières…

Marie-Jo Lafontaine filme nos soifs de vivre, nos tangos intérieurs, ôtant les murs qui poussent dans les têtes, libérant la pensée de ses miradors, des fils barbelés du pouvoir.